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FRANCE INTER
5 Octobre 1994

INTER 13/14
Entretien avec Gérard ZÉNONI, Jean-Luc HESS et Vincent JOSSE

Gérard Zénoni : C’est une première aujourd’hui, nous recevons Mylène Farmer. Alors, Mylène Farmer, d’abord merci d’être venue nous présenter ce film. Pour vous, c’est aussi une première mais on vous a vue dans beaucoup de clips qui ont beaucoup marqué, souvent. Je me demandais ce qui vous avait incitée à franchir le pas des clips au cinéma…
Mylène Farmer :
L’envie de jouer, tout simplement. Tout naturellement.

Jean-Luc Hess : Ca remonte à loin, cette envie de jouer ?
MF :
Très longtemps, oui.

JLH : Vous aviez quel âge, à peu près ? Enfin, toute petite fille ou adolescente ?
MF :
Non. J’ai peu de souvenirs. Peut-être l’âge de onze, douze ans. J’ai découvert le théâtre à l’école et j’ai suivi moi-même des cours de théâtre un peu plus tard, et cette envie de jouer.

JLH : Qu’est-ce qu’il y a de si formidable à jouer ? Enfin, c’est parce qu’on est quelqu’un d’autre ? C’est parce que… ?
MF :
C’est une schizophrénie tolérée ! (rires)

JLH : Une ambivalence !
MF :
Et cette envie que de jouer des personnages qui sont différents de moi et de rendre la vie moins fade.

JLH : Elle est très différente de vous, la Catherine du film « Giorgino »?
MF :
Je pense que nous avons des points communs.

JLH: Par exemple ? Parce que c’est pas un rôle facile : c’est un personnage, on va dire - je sais pas comment on va dire, d’ailleurs, Vincent Josse ! - on va dire autiste…
Vincent Josse : Oh, je sais pas si on peut dire ça ! Je crois que vous préférerez femme-enfant : c'est-à-dire qu’elle est femme épanouie et jolie comme l’est Mylène Farmer
(rire gêné de Mylène) mais qu’elle est restée dans l’univers de l’enfance et qu’elle n’a visiblement pas envie de rentrer dans le monde des adultes. On peut dire ça ?
MF :
Oui. C’est quelque chose que j’ai en commun avec elle, très certainement.

JLH : Alors, est-ce que c’est facile à vivre sur un plateau ce genre de rôle ?
MF :
C’était un tournage difficile, avec des émotions difficiles à donner mais maintenant, avec le recul, c’est quelque chose que j’ai aimé profondément, même si violence, même si les difficultés de tournage.

JLH : Le metteur en scène est un de vos amis, enfin c’est quelque chose qui est très proche de vous…
MF :
Oui…

JLH : …donc ça devrait faciliter le travail, non ?
MF :
En ce sens que je connais sa caméra, que je connais sa direction d’acteurs, j’ai une grande, grande confiance et je savais qu’il était là pour me demander le meilleur et après, lui, c’est sa magie de création, de montage et de toutes ces choses qui font que c’est certainement - et c’était - une facilité pour moi et à la fois une difficulté, parce que c’est difficile que de travailler avec des gens que l’on connaît très, très bien et qu’on n’a pas envie de décevoir. C’était une telle, telle entreprise ! Ce n’est pas un très joli mot pour ça, mais c’était quelque chose de lourd à porter pour lui, donc c’était un climat assez tendu, assez violent.

JLH : On a peut-être peut aussi –enfin, je sais pas, moi, je suis pas actrice !- mais quand c’est la première fois qu’on tourne un film, on n’a peut-être pas envie de montrer tout de soi ? Ou on se sent un peu tout nu ?!
MF :
Je crois que je me suis pas posé ce genre de problème. J’ai essayé d’être le plus juste possible par rapport au rôle de Catherine, le rôle qui m’a été donné, avec toujours ces choses, cette pudeur qu’on peut avoir en soi et cette volonté que de se mettre sous la lumière. C’est toujours un dilemme et un paradoxe qui est difficile à gérer.

JLH : Qu’est-ce qui vous a semblé difficile encore ? Parce que je sais que les conditions du tournage étaient difficiles - c’était en Tchécoslovaquie -, qu’il faisait froid…
MF :
Oui…

JLH : …mais qu’est-ce qui vous a semblé encore difficile ? J’ai l’impression qu’on est un petit peu seul, aussi, quand on est comédienne…
MF :
Je crois qu’on est toujours seule. (rires) Toujours seule. Mais je crois à la fois quelque chose de magnifique, qui est le travail d’équipe et à la fois qui est, là aussi, quelque chose de difficile, parce qu’on est confronté à des personnes qu’on ne connaît pas et on est obligé de vivre en autarcie et ça, ce sont des choses qui sont un peu difficiles pour moi, puisque je m’en suis beaucoup protégée.

JLH : Vous recommencerez, quand même ? Ca vous a plu !
MF :
Oui !

VJ : Moi, je voudrais dire que c’est un film justement qui m’a plu. C’est un film intéressant parce que je le trouve un petit peu atypique : il ressemble pas aux films que font traditionnellement les jeunes auteurs, notamment pour un premier film. Aujourd’hui, les jeunes cinéastes nous font surtout du cinéma intimiste, et c’est d’ailleurs intéressant. Certains on leur reproche même de parler de leur nombril et visiblement Laurent Boutonnat n’a pas eu envie de parler de son ego ou de son moi mais il a eu envie de nous raconter une belle histoire, comme quand on était petit, vous vous souvenez ? On se mettait dans notre lit et on écoutait nos parents ouvrir un livre et nous raconter une histoire. Alors, ça commence comme ça : on pourrait dire que il était une fois un jeune médecin qui rentre de la guerre, qui a une trentaine d’années et qui recherche des enfants. Il s’est occupé de ces enfants avant la guerre et il ne trouve plus trace de ses enfants. Son enquête le mène dans un village très, très mystérieux, un village qui est peuplé d’êtres pas vraiment ordinaires - comme votre personnage, Catherine, qui est cette jeune femme accusée par les villageoises d’avoir tué ces enfants - et il va chercher la vérité. C’est un conte, un conte pour enfants, pour adultes aussi parce qu’il y a une violence certaine, une cruauté certaine. Il y a tous les ingrédients d’un conte, tout ce qui fait la saveur d’un conte : il y a cette atmosphère très inquiétante, cette atmosphère de suspens, de suspicion, il y a des femmes qui ressemblent à des sorcières, il y a des spectres. On se croirait quelques fois dans un tableau de Goya…
MF :
Sans le soleil ! (rires)

VJ : Je voudrais savoir il est né de quelle envie, ce scénario : est-ce que Laurent Boutonnat, justement, a voulu retrouver ce frisson qu’était le frisson de l’enfance ?
MF :
Probablement. Ca, c’est plutôt une question qu’il faudrait lui poser directement. Moi, c’est vrai que je suis là pour parler du film mais en aucun cas je ne peux me prononcer pour lui, si ce n’est que c’est quelqu’un qui a son propre univers et qui aime les contes, qui aime la cruauté des contes.

VJ : C’est un univers quand même commun avec le vôtre…
MF :
Oui. Je pense que c’est pour ça que nous nous sommes rencontrés et c’est pour ça que nous avons travaillé ensemble et que cette rencontre a été magique pour moi : c’est parce que nous avions des choses très, très proches, très communes.

JLH : Mylène Farmer, vous vous intéressez de près aux enfants ?
MF :
J’aime les enfants, oui.

JLH : Mais vous avez de l’intérêt pour eux ? Parce que j’ai ouï dire, j’ai lu ça dans une gazette que quand vous étiez très jeune, enfin adolescente, vous aviez visité un hôpital où il y avait des enfants handicapés…
MF :
Je m’occupais de temps en temps d’enfants handicapés, oui. C’est quelque chose que j’avais envie de faire et tous les dimanches, je crois, j’allais les voir et essayer de communiquer avec eux et de jouer, de leur apporter quelque chose et c’est quelque chose qui vous marque fatalement à vie.

JLH : Ca vous a marquée positivement ou négativement ?
MF :
Je ne sais pas si on peut qualifier ça de positif ou de négatif. Ce rend triste définitivement. Même si ces enfants prétendent être heureux, c’est quand même une condamnation qui est lourde et une injustice. Ca, c’est mon regard donc c’est quelque chose qui est intolérable, oui.

JLH : Mais est-ce que c’est apparu pendant ce tournage, justement, cette expérience-là ?
MF :
Probablement. Des choses enfouies en moi, des… Vous expliquer et vous dire que, là, j’ai fait référence à telle ou telle chose : non. Je crois que ça fait partie de moi également. Maintenant, j’ai souhaité pour le tournage - peut-être vous faites allusion à ça - rencontrer des personnes malades en milieu psychiatrique pour essayer de capter des choses que Catherine pouvait avoir en elle, donc un regard - parce qu’ils ont ça, quelque chose de très, très fort : c’est le regard et les mains, les gestes…

VJ : Une démarche un peu cassée, aussi…
MF :
La démarche, là c’est plus la mienne ! (rires) Je crois que ça se situait plus dans le regard et dans les mains. Il y a une gestuelle qui leur est très propre.

JLH : Ca a été difficile, par exemple, d’aller à ces consultations en hôpital psychiatrique ?
MF :
Je l’ai fait une fois et brièvement, donc ce serait mentir que de dire… Mais c’est troublant parce qu’à la fois il y a ce côté voyeur, qui est aussi dérangeant pour soi. J’ai une anecdote qui me revient à l’esprit : c’est pendant une consultation, il y avait cette personne en face de son médecin et qui avait beaucoup d’humour, et c’est vrai que j’avais envie d’éclater de rire et c’était la seule chose qu’il ne fallait pas faire parce que c’est étrange que d’arriver dans cet univers-là. C’est troublant.

JLH : L’humour pourrait soigner certains problèmes, on en parlera peut-être avec Georges Wilson quand on parlera de « Henri IV » de Pirandello. Vincent… ?
VJ : Parler de « Giorgino », c’est aussi parler de la mort parce qu’elle est omniprésente dès le début du film puisque quand on vous découvre en Catherine, votre mère vient de se pendre. On apprend aussi que votre père est interné. Vous-même allez essayer de vous pendre mais vous allez survivre. Est-ce que ça fait froid dans le dos, tout bonnement, de jouer un rôle comme celui-là avec des scènes comme celles-là ?
MF :
Je dirais que ça fait partie de la vie - pas la vie de tous les jours ! - mais ça fait partie de la vie : la mort et la vie sont des choses qui sont inséparables.

VJ : Et avoir un rôle aussi difficile dans cette ambiance ? Je rappelle que le film fait trois heures, donc il y a souvent des scènes d’une grande intensité et d’une grande violence, justement. Est-ce que ça vous a fait découvrir des choses en vous, des choses que vous ne connaissiez pas ?
MF :
Non.

VJ : Non ?
MF :
Non, si ce n’est la volonté que de faire un autre film ! (rires) Mais sinon…

JLH : Sans avoir froid aux pieds, cette fois, parce qu’il faisait très froid, il paraît !
MF :
(rires) Il faisait froid, oui !

VJ : Un autre film qui sortirait peut-être complètement de cet univers : pourquoi pas un film comique, une comédie ?
JLH : C’est pas votre genre…
MF :
(dans un éclat de rire) Tout le monde me le demande si je veux faire quelque chose de comique ! Pourquoi pas ? J’avoue que c’est l’inconnu, ça ne m’appartient pas. Pour l’instant, je n’en sais rien.

VJ : Vous n’avez pas de désir particulier…
MF :
Non. J’ai plus un souhait…

JLH : (la coupant) Vous êtes qui, Mylène Farmer ? Vous êtes qui : vous êtes quelqu’un de pessimiste ou vous êtes quelqu’un de joyeux ? Vous n’êtes pas obligée de répondre ! (rires)
MF :
Si, je peux vous répondre : je ne suis pas optimiste. Je peux avoir des moments de gaieté, de grande gaieté, oui. (sourire)

GZ : Moi je me demandais : c’est vrai que votre grand-mère vous emmenait visiter les cimetières ?
MF :
Oui. C’est le seul souvenir que j’ai de cette femme. Je l’ai découvert au travers de lettres que je lui avais adressée et c’est vrai, je crois tous les dimanches, elle m’emmenait au cimetière, donc c’était une… (rires)

GZ : Et vous croyez que ça peut expliquer un goût - que vous revendiquez - pour ce que d’autres diraient morbide… ?
MF :
Mais quand on me demande - parce qu’on vous demande toujours des justifications, ce qui est naturel - ‘pourquoi aimez-vous ci, pourquoi ça, pourquoi être attirée par telle chose ou telle chose ?’, j’avoue que je n’en ai pas les clés moi-même, si ce n’est que vous dire pourquoi, donc, j’ai eu ce souvenir-là, je me suis dit peut-être ça a été le détonateur de quelque chose, ou cette fascination, ce désir que d’aller vers ces choses-là.

JLH : C’est bien d’être une comédienne mais c’est bien d’être une chanteuse aussi : vous n’allez pas abandonner la chanson, le disque, la scène non ?
MF :
Bien sûr que non. Non. Non, non.

GZ : Parce que là, ça a tout de même fait une parenthèse de deux ans, je crois, dans votre vie, dans votre carrière…
MF :
Oui, qui m’a été un peu imposée puisque le réalisateur est lui-même le compositeur de mes chansons, donc je l’attends ! (rires)

JLH : Une toute dernière question, Vincent ?
VJ : Oui, très courte : on vous connaît bien sûr, Mylène Farmer, en France mais on ne connaît pas le comédien principal qui a le rôle-titre de « Giorgino », qui incarne Giorgio : c’est Jeff Dahlgren
(il prononce ‘dahlgreen’ et Mylène rectifie la prononciation). Vous pouvez nous dire deux mots de ce comédien ?
MF :
C’est quelqu’un qui est américain, de nationalité américaine. C’est quelqu’un qui a une grande, grande sensibilité et qui a un charisme que je juge étonnant et qui est quelqu’un dans la retenue quant à son jeu.

VJ : Les filles qui ont vu le film sont déjà toutes folles de lui, parce qu’il est beau il faut le préciser !
MF :
Oui, il est très beau mais il est au-delà de ça, Dieu merci ! Il a une âme, une très belle âme.

VJ : Il avait une expérience de comédien aux Etats-Unis ?
MF :
Oui. De la même façon que moi j’ai pris des cours de théâtre, lui a du passer aussi dans des cours. Mais je pense qu’il aime ça aussi.

JLH : Je vous remercie, Mylène Farmer…
MF :
Merci.

JLH : Donc le film s’appelle « Giorgino », ça sort aujourd’hui. Il faut y aller à 14h !
MF :
Merci.

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